Cette interview a été réalisée par Christophe Guéneau pour Europe-Échecs. Le texte qui suit en constitue la version intégrale.
Au dernier classement publié par l’ICCF, le GMI suédois Ulf Andersson est désormais numéro un mondial. Quelle réflexion cela vous inspire ?
Gert Jan Timmerman s’est qualifié avant de devenir le 15e champion du monde de l’histoire.
Probablement. On peut d’ailleurs espérer que le jeu Email permette l’intégration de nouveaux forts joueurs pendule. Il y a deux catégories chez les joueurs pendule : les amateurs et les professionnels. A priori, je ne vois pas bien l’intérêt pour les joueurs professionnels de se lancer dans le JPC. On peut effectivement s’interroger sur les motivations de Ulf Andersson mais on est en droit de se demander si, a terme, il n’existera pas une catégorie de joueurs pros par correspondance. Il existe déjà certains tournois sponsorisés par le mécène hollandais (et fort en JPC) Joop Van Oosterom. Actuellement les sommes en jeu ne sont absolument pas en rapport avec le temps consacré par les joueurs. Les meilleurs prix sont de l’ordre de 1500-2500 Euros, ce qui, même par Email, représente au moins un an de travail. Il n’y a donc aucune rentabilité. Ceci étant dit le problème est identique à la pendule dans la mesure où seuls les meilleurs joueurs peuvent en vivre.
Ne serait-ce que par curiosité, avez-vous déjà regardé des parties d’Andersson ?
Non, mais cela n’a rien à voir avec lui. En fait je ne regarde pas beaucoup les parties des autres joueurs, sauf pour les variantes qui m’intéressent car autrement cela prendrait trop de temps. J’essaye de toujours faire utile et du coup j’évite les études personnalisées.
Andersson est aujourd’hui le numéro un mondial. Cela signifie-t-il qu’il est aussi le meilleur joueur du monde ?
Je me suis longtemps posé la question de savoir qui était le meilleur joueur du monde : le numéro un au classement ou le champion du monde ? En ce qui concerne le championnat du monde, il faut savoir qu’il y a plusieurs cycles en route en même temps. À ce jour, il y a trois championnats du monde (15e, 16e et 17e) en cours. D’où l’idée que le classement reflète sans doute mieux la situation d’autant qu’en général le numéro un mondial ne figure pas au championnat du monde. L’exception est Gert Jan Timmerman qui fut à la fois champion du monde et numéro un mondial.
Vous est-il déjà arrivé de rencontrer un fort joueur FIDE par correspondance ?
Actuellement je participe au tournoi «25 ans de Mate Postal» dans lequel j’ai battu le GMI FIDE danois H. Danielsen d’une façon magistrale et cela m’a beaucoup étonné. Je ne sais d’ailleurs pas quelles conclusions en tirer. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de son premier tournoi par correspondance. Je ne sais pas si ce joueur a pris les choses au sérieux, mais je suis en revanche certain qu’avec Ulf Andersson les choses ne se seraient pas déroulées de la même manière.
Vous êtes aujourd’hui le 64e (!) joueur mondial avec 2 600. Quels sont maintenant vos prochains objectifs ?
Disons que je suis particulièrement heureux de retrouver le club des 2 600. Sur le plan du classement je ne me suis jamais fixé d’objectifs particuliers. En revanche, dans la finale du 17e championnat du monde auquel je participe en ce moment, l’objectif est clair : terminer premier ! Cela peut sembler présomptueux mais je cherche toujours à gagner lorsque je participe à un tournoi. Cela peut d’ailleurs faire sourire car je n’ai quasiment jamais gagné de tournoi. Étrangement, je suis un spécialiste des classements ex-aequo. Comme on dit, je suis souvent placé, jamais gagnant. Je suis néanmoins très fier de ne jamais avoir réalisé de contre-performances.
Comment voyez-vous ce 17e championnat du monde ?
C’est un tournoi qui atteint la catégorie XIII, à deux points de la catégorie XIV (2 575). Il est possible que ce soit le dernier championnat du monde postal. Cela ne me déplaît pas car je voulais surtout éviter de prendre part à un championnat du monde Email, un mode de jeu dans lequel je n’ai pas la moindre expérience. Avec un classement de 2 685 le joueur allemand Joachim Neumann fera sans doute figure de favori. Le championnat me semble très ouvert et j’estime avoir mes chances avec tous les joueurs, ce qui me fait dire que le titre est jouable. Et puis il ne faut pas oublier que lors du précédent championnat, le 14e, j’ai battu Oim, qui allait devenir champion du monde, et annulé contre l’ex-champion du monde Baumbach.
Rien ne sera fait mais je pense qu’au mois de mars 2005 on y verra plus clair. Je donne l’impression d’en rire mais il y a quand même deux Russes et un Yougoslave, ce qui va représenter un frein moteur assez important (sic) d’autant que l’un des deux Russes n’a pas de Email.
Quels sont vos autres chantiers en route ?
Je termine le 6e championnat d’Europe par équipes où je joue d’ailleurs au sixième échiquier (!). Il me reste deux parties. J’ai un petit espoir de gagner ces deux parties, ce qui me permettrait de réaliser 8,5/10. Je participe également au tournoi «Mate Postale A», un tournoi à norme organisé par la Fédération espagnole pour le 25e anniversaire de la revue «Mate Postale». À ce jour, il me reste six parties.
J’ai un petit espoir que l’AJEC (qui représente la France) se qualifie pour la finale du VIème championnat d’Europe par équipes. Dans ce cas, je pourrais peut-être participer. J’ai aussi participé à la 13e olympiade (préliminaires) au 1er échiquier, mais malheureusement les chances de qualification sont quasiment nulles. L’équipe engagée dans la 14e olympiade (par Email) a en revanche toutes les chances de passer.
Un jour, il va bien falloir que vous vous lanciez dans le jeu par Email.
Cela signifie-t-il qu’à terme vous envisagiez l’abandon du jeu sous sa forme postale ?
Pas forcément car de gros progrès ont été faits dans ce domaine, y compris avec des pays répertoriés comme difficiles. En fait je suis assez partisan d’un système hybride qui impliquerait de démarrer la partie par la poste et de terminer par Email, à condition bien entendu que les participants jouent le jeu et collaborent pour aider à résoudre certaines difficultés. Prenons le cas du 17e championnat du monde auquel je participe. L’un des Russes qui n’a pas de Email va poser problème à un moment ou à un autre et ralentir tout le championnat.
Le fait de jouer de manière hybride soulève au passage un problème : combien de tournois peut-on jouer simultanément ? Si pour une raison ou une autre on participe à plusieurs tournois par Email, on peut vite arriver à des cadences infernales où le stress risque d’être permanent puisque les réponses peuvent revenir très vite. Le jeu postal permet d’étaler l’effort et c’est la raison pour laquelle il ne faut pas complètement l’écarter. D’un autre côté, le fait d’accorder six jours de réflexion par coup par Email est une excellente décision car c’est un délai assez considérable.
Selon vous, quelle est la cadence idéale ?
Combien de parties peut-on raisonnablement jouer en même temps ?
Tout dépend du joueur, c’est évident, mais aussi du mode de jeu, postal ou Email. Dans le dernier cas je peux difficilement répondre car je n’ai encore aucune expérience. Au niveau postal, je dirais qu’au-delà de trente parties les choses se compliquent sérieusement. Il faut aussi prendre en considération les différentes phases dans lesquelles on évolue. Il est beaucoup plus facile de gérer quinze parties qui sont encore au stade de l’ouverture que quinze milieux de jeu qui peuvent être assez complexes. À ce niveau, l’aide des ordinateurs est considérable car cela permet de pouvoir gérer davantage de parties que dans le passé. Dans les tournois internationaux, les parties démarrent à des vitesses très différentes en fonction de la nationalité de l’adversaire. Ainsi l’effort s’étale, ce qui fait qu’à certains moments on peut être complètement surchargé ou au contraire très disponible selon l’état d’avancement de la partie (ouverture, milieu de jeu ou finale). La chose à éviter serait d’avoir à jouer quinze milieux de jeu en même temps car c’est la phase la plus difficile puisque c’est la phase durant laquelle on essaye de créer l’avantage.
Parfois, est-ce que l’on n’est pas tenté de faire quelques nulles de salon dans les tournois assez longs ?
Cela peut arriver lorsqu’on a trop de parties et que l’on essaye de se débarrasser d’un certain nombre pour reporter son effort sur celles qui sont les plus intéressantes ou les plus importantes. À titre personnel je n’aime pas cette pratique car si l’on fait trop de nulles, ce n’est pas bon pour le classement et je n’ai pas honte de dire que je joue aussi pour le classement.
Parlons un peu de vous et de votre jeu. J’ai cru comprendre que vous étiez complètement autodidacte aux échecs.
Oui, c’est exact. Lorsque j’étais plus jeune, j’ai commencé à jouer en club mais la notion de professeur m’est tout à fait étrangère. J’ai progressé seul en lisant quelques livres qui m’ont beaucoup influencé, comme «Jugement et plan» de Max Euwe, qui était carrément mon livre de chevet. Lorsque j’ai commencé à jouer à l’échiquier Havrais, j’avais un niveau disons, très moyen, et après avoir lu et assimilé le livre de Euwe je suis devenu l’un des plus forts joueurs du club. Par la suite, j’ai commencé à lire des magazines et puis lors des tournois j’ai acheté des livres sur les ouvertures. À l’époque j’aimais beaucoup les idées de Keres dans les ouvertures car il avait le don de rendre les choses très claires.
Comment définiriez-vous votre style ?
Je dirais que j’ai un style assez universel et j’aime bien le jeu brillant à base de sacrifices et de combinaisons. Je considère qu’il incombe aux Blancs la responsabilité d’attaquer, en tout cas de faire le jeu. Avec les Noirs j’aime bien contrer même s’il faut bien prendre conscience que le premier souci consiste à égaliser. Disons que si on m’en laisse l’occasion je n’hésite pas à contre-attaquer. À ce titre, la Sicilienne, que j’affectionne, correspondant tout à fait à mon style et à ma philosophie du jeu.
Vous semblez vouer une véritable adoration à la variante du Dragon dont vous êtes un spécialiste.
Le Dragon et moi, c’est une longue histoire d’amour. En 1969 j’avais lu dans «Europe Echecs» un article très intéressant sur la variante du Dragon. Je trouvais que c’était une variante à la fois harmonieuse et efficace avec le couple Tc8/Fc3 souvent suivi de Txc3. Je trouvais aussi cela joli, brillant. Bref c’était le jeu d’échecs comme je l’aime. J’ai commencé à jouer cette ouverture et à m’y intéresser. Par la suite j’y ai pris goût et je suis resté fidèle. En fait je ne me lasse pas car cette variante évolue constamment. La meilleure démonstration en est ma partie contre Oim (finale 14e CDM). Le futur champion du monde, grand spécialiste de cette ouverture avec les Blancs, n’a pas hésité à jouer la grande variante et de mon côté je n’ai pas refusé le débat théorique. Cela a donné lieu à un beau duel dans lequel j’ai trouvé une nouveauté en cours de jeu. La seule chose qui m’attriste un peu est que je fais beaucoup de nulles, même si avec les Noirs ce n’est pas forcément une mauvaise opération. D’une manière générale je considère qu’il ne faut pas jouer des ouvertures parce qu’elles ont la réputation d’être bonnes, mais avant tout parce qu’elles correspondent à votre style ou votre philosophie du jeu. Tout le monde ne peut pas jouer la Dragon et je crois que je serais totalement incapable de jouer la Caro-Kann.
Considérez-vous l’ouverture comme une phase capitale dans le JPC ?
Le fait de rechercher une nouveauté théorique est assez excitant mais dans l’ensemble la préparation, c’est-à-dire la mise à niveau des informations pour avancer en terrain connu et éviter d’être surpris, représente une grosse charge de travail. C’est une phase nécessaire mais pas forcément agréable, en tout cas pour moi. Et encore, je pense fonctionner différemment de certains joueurs car je me prépare très peu par rapport aux adversaires. D’abord parce que ce n’est pas toujours facile et ensuite parce que je joue toujours la position et jamais le «bonhomme». Je considère toujours que je n’ai pas un véritable joueur en face de moi et que contrairement au jeu à la pendule il m’est impossible de le déstabiliser psychologiquement. En résumé j’ai face à moi une position que je dois traiter du mieux possible.
Dans le JPC on ne pourrait donc pas utiliser certains artifices pour déstabiliser l’adversaire ?
Lorsque vous disputez un tournoi, vous êtes plutôt du genre à donner de vos nouvelles ou vous indiquez seulement votre coup ?
Il n’y pas de règle. Tout dépend de la langue de correspondance (en ce qui me concerne forcément le français ou l’anglais) et cela ce fait au hasard. Il arrive parfois que des joueurs étrangers écrivant le français entament une correspondance. Des liens peuvent alors se créer, mais ce n’est pas systématique et la plupart du temps le contact s’arrête à la fin de la partie. Je me souviens d’une anecdote avec un joueur russe qui était mathématicien de formation et qui avait eu pour camarade à l’université Plioutch, qui s’était réfugié à Paris. Ce joueur m’a demandé si je ne pouvais pas essayer de retrouver son adresse ! Ce n’était évidemment pas facile mais j’ai écrit à divers endroits sans jamais obtenir la moindre réponse.
Une autre anecdote ?
J’en ai une qui me vient à l’esprit mais qui n’est pas très drôle. Je jouais contre Palsson, un joueur Islandais qui avait déjà fait un dépassement de temps contre moi. Plus tard dans la partie il est devenu à nouveau très limite et à un moment pour assurer son coup et éviter le moindre problème il m’a envoyé son coup par lettre recommandée. Le hic, c’est qu’il avait oublié de noter son coup ! J’étais très embêté. Je ne savais vraiment pas quoi faire, d’autant que j’étais mieux mais que la victoire était longue à se dessiner. À regrets j’ai demandé le gain au DT, ce qui m’a permis d’aller en finale. J’aurais pu rater ma qualification pour ne pas l’avoir fait et je m’en serais certainement voulu.
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