Interview de Manuel MÉNÉTRIER par Gilles HERVET

Gilles Hervet : Bonjour Manuel, tu es venu me contacter pour proposer de faire une interview de toi, alors que tu viens de mettre un terme à ta carrière de joueur par correspondance. Avant de revenir sur ton parcours à l’AJEC, peux-tu m’en dire plus sur toi aujourd’hui, et dans quelles circonstances tu es arrivé aux échecs, puis au jeu par correspondance (JPC) ?
Manuel Ménétrier : Bonjour Gilles, j’ai actuellement 56 ans, 1942F, suis à la fois professeur des écoles et entraîneur-joueur heureux à Sarreguemines (je touche du bois, nos trois équipes sont à 14 victoires sur 15, l’équipe 2 ayant juste perdu un match contre l’équipe 1). C’est mon grand-père Joseph Varga (un grand merci à toi, papi!), d’origine hongroise, qui m’a initié au jeu dès l’âge de 5 ans. Originaire de Verdun, malheureusement sans club, j’ai acquis Boris Sargon 2,5, en provenance des US, puis commencé à faire un tournoi Europe-Echecs à l’âge de quinze ans.
GH : Tu as donc démarré le JPC à une époque que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre comme on dit. Comment s’est passé cette adaptation en mode autodidacte ?
MN : Comme je n’étais pas un joueur pendule, je n’avais presque aucune expérience du jeu : j’étais plutôt faiblard tactiquement et je ne savais pas vraiment quoi jouer comme début. J’ai opté pendant des années pour cette stratégie : j’utilisais les cinq tomes de l’encyclopédie yougoslave des ouvertures en repérant les lignes les plus jouées et je m’orientais vers les lignes les plus avantageuses (quand les lignes étaient équilibrées, je privilégiais le symbole incertain). Mais en même temps, j’essayais de trouver le plus tôt possible un coup équivalent qui me plaisait et moins joué.
GH : Et du coup, comment se faisait la transition en milieu de partie ?
MN : Pour une seule partie, j’allais voir très loin dans la partie, à la main, sur l’échiquier, pendant des heures et des heures, afin de comprendre au mieux la position. Pour une seule partie, j’en jouais des centaines et des centaines, parfois des milliers. Plus tard, je me suis aidé d’un Constellation Forte B (que j’avais battu 3,5-0,5 en partie lente) pour vérifier mes coups, afin de ne pas commettre de gaffe.
GH : Je suppose que c’est au gré d’échanges épistolaires que tu as tout naturellement connu l’AJEC ?
MN : En fait, les coordonnées de l’A.J.E.C. étaient données dans Europe-Echecs par Mario Corinthios (est-ce la bonne orthographe ?) dans ces fameux tournois par correspondance EE, et j’ai été attiré immédiatement par la coupe de France.
GH : La transition vers le jeu développé à l’AJEC t’a-t-elle semblé facile ? T’es-tu porté rapidement vers le jeu international ?
MN : Oui, j’ai commencé par le premier tour de la coupe de France et, dans la foulée, un WT/III au niveau international. Il y avait à l’époque : III, II, I, H (expert) et M (Maître). Il fallait gagner un tournoi à sept joueurs pour intégrer la catégorie supérieure.
GH : As-tu également pratiqué les matchs par équipe ? Même si du temps du postal, et par la nature même du jeu d’échecs, les échanges avec le capitaine ne devaient guère exister, le goût du jeu en équipe peut en motiver certains.
MN : J’ai postulé de nombreuses fois en équipe de France, mais je n’avais pas encore le niveau requis. J’ai finalement intégré la coupe Nord-Atlantique IV en tant que capitaine au cinquième échiquier. Comme j’étais encore non classé ICCF, l’organisateur m’a décalé au sixième où la norme de MI était à 8/10. J’ai réalisé l’incroyable 10/10 et Tim Harding avait fait un article sur le meilleur joueur anglais de la coupe Nord-Atlantique (Mister Natt) et avait évoqué mon intéressante prestation.
GH : Score impensable aujourd’hui !! Durant ces premières années (on est à la fin des années 80 donc, voire les années 90), quelle fût ta progression et tes premières motivations pour poursuivre le JPC que ce soit en national ou à l’international ?
MN : Je voulais progresser aux échecs au point de vue de la compréhension du jeu. Ma façon de jouer ressemble à celle de Karpov ou Capablanca: je considère que la partie entière est inscrite dès l’ouverture, et je lutte pour des transformations de petits avantages positionnels. Dans les années 90, j’avais un pourcentage avoisinant les 90 % avec ce style de jeu, je gagnais quasiment tout en finale.
J’ai vu que je faisais mieux que jeu égal avec les plus forts et j’ai logiquement joué des tournois de plus en plus forts. Le déclic a été la coupe du monde où j’ai rencontré cinq joueurs qui jouaient en catégorie M (il fallait deux qualifications à 7 ou une à 14 joueurs pour se qualifier pour les semi-finales du Championnat du monde). J’ai réalisé 9/10 et me suis qualifié pour les semi-finales de coupe du monde.
GH : Aujourd’hui, quel ton principal fait d’arme ? Et la compétition qui t’a procuré le plus de plaisir ?
MN : J’avais réalisé un joli +4, =8 au troisième échiquier de la finale olympique XVI, nous avions obtenu le bronze, mes derniers exploits pour battre l’intelligence artificielle, qui commençait déjà à sévir très sérieusement ! Toutes mes compétitions par correspondance m’ont beaucoup apporté, y compris aux plus bas niveaux, où j’ai fait de belles rencontres personnelles. Et si tu me dis “aujourd’hui” ? bah tout récemment je viens de remporter l’open rapide de Sarreguemines et même si ma perf est celle d’une petite première série, ça m’a fait plaisir de pouvoir encore faire jeu égal avec les jeunes qui montent !
GH : Maintenant que tu as pris la décision d’arrêter le JPC, as-tu un éventuel regret quand tu te retournes sur ta carrière à l’AJEC ?
MN : Non, aucun. Je prenais de moins en moins de plaisir à mesure que le niveau des logiciels augmentait. Maintenant que je suis incapable de les contrer (12 nulles au premier échiquier de la dernière finale des olympiades), je ne vois pas l’intérêt de continuer à jouer.
GH : C’est brutal…mais implacable !En marge du jeu, n’as-tu jamais voulu occuper une quelconque fonction centrale à l’AJEC, toi qui a déjà occupé diverses fonctions associatives ou tournées vers les autres en tout cas ?
MN : Mais j’ai déjà occupé des fonctions importantes au sein de l’AJEC ! Lorsque nous avions repris ensemble la direction de notre association avec pour dessein de la dynamiser, j’avais pris la présidence de la commission de sélection (c’est moi qui ai à l’époque écrit tous les règlements pour les différentes compétitions par équipes en équipe de France : même si mon nom a disparu des textes, certains sont restés tels quels et je suis honoré de voir que ceux qui ont été légèrement modifiés l’ont été dans le bons sens et avec le même esprit d’équité !)
J’ai été aussi directeur des grandes compétitions internationales et j’avais grand plaisir à faire sélectionner nos joueurs en étant très réactif aux demandes étrangères, en développant mes réseaux…
GH : Et pourquoi ne pas avoir continué dans ce cas ? ne serait-ce que pour garder un lien avec certaines personnes ?
MN : En fait j’étais tellement impliqué (60h par semaine sur mon compteur aol durant 6 mois, j’adorais mon travail à l’A.JE.C), que j’ai frôlé le burn out avec mes 40h de travail hebdomadaire avec ma classe, sans compter mes parties par correspondance (environ 24). J’ai tout arrêté d’un coup, pris trois semaines d’arrêt de travail et arrêté la correspondance 7 ans.
GH : Maintenant que la page se tourne, comment envisage-tu la suite dans les échecs ?
MN : Je suis actuellement entraîneur-joueur à Sarreguemines et suis maître de stage dans quinze jours pour un DAFFE1 région grand-est. J’essaie péniblement de repasser la barre des 2000 dans les trois cadences. J’aimerais également développer mes propres cours en ligne avec des élèves motivés.
GH : Et en dehors de l’échiquier sur un plan plus personnel ?
MN : Peut-être remettre un pied dans le théâtre (j’avais été un élève de Gabor Cesnecki au théâtre des Ailes de Budapest, pour moi le spécial mondial du théâtre de mouvement) ou réaliser un court-métrage, car je voulais être réalisateur pour le cinéma après le baccalauréat, j’ai perdu un peu l’idée en obtenant facilement une maîtrise de philosophie. Ayant échoué au CAPES et à l’agrégation sans jamais être très loin, je suis devenu instituteur pour pouvoir subvenir à mes besoins. Mais j’ai adoré mon travail avec les plus jeunes, je travaillais à l’énergie. Loin de m’essouffler, j’ai quand même du mal avec les générations actuelles, largement lobotomisées par les écrans.
GH : Peut-être un dernier mot plus personnel, plus intime, sur ta famille, tes proches, sur un message que tu aimerais véhiculer ? Je te laisse libre de coucher ces derniers mots qui clôtureront cette interview. Cela a été un plaisir de renouer pour cet échange épistolaire où tout à coup, la pendule se met sur pause. En te souhaitant le meilleur dans ta vie perso.
MN : Je suis marié avec Véronique, une épouse exemplaire, qui a bien du mérite à me supporter, tant il est vrai que mon besoin d’indépendance (c’est de famille) est fort. J’ai deux merveilleux enfants, une fille de seize ans, déjà presque autonome, qui est en classe de première aux Pontonniers de Strasbourg, qui joue du piano et de l’orgue avec une belle sensibilité, et un fils qui va avoir treize ans dans trois semaines et passe le brevet des collèges. Il est passionné de sports et en connaît sûrement autant que Thierry Roland sur le foot !
La vie est courte, il faut vivre ses passions intensément et suivre ses rêves d’enfant. J’aimerais écrire quelques livres dans des genres différents et tourner deux ou trois films avant de tourner la page, comme tu dis. Merci pour cette interview, Gillou, c’était un plaisir de te retrouver, ne serait-ce qu’épistolairement, après ces quelques années !
GH : Le plaisir fût partagé Manu, bon vent à toi !

Exploitation du pion isolé en finale, dernière partie de championnat

Dernier tournoi rapide remporté
Interview réalisée par Gilles HERVET