La motivation aux échecs par correspondance.
La motivation, ou de l’intérêt de se fixer un objectif et de s’y accrocher
Par l’intermédiaire d’une expérience personnelle dans un grand tournoi international, je souhaiterais montrer ici une composante fondamentale pour le jeu par correspondance : la motivation.
Mon but n’est pas de faire étalage de performances mais au contraire de montrer qu’une forte motivation peut compenser un niveau modeste.
J’ai 33 ans et je joue par correspondance depuis huit ans environ. Je suis de niveau moyen. Bien qu’ayant toujours joué de manière assidue, je n’ai jamais réalisé de grand résultat. Mon classement AJEC actuel est de 2205, mon meilleur classement fut de 2285 fin 1998, et mon meilleur résultat une première place ex-aequo dans la finale du Championnat d’Ile-de-France 1996.
L’année dernière (2000), j’ai eu la surprise et l’immense honneur de voir ma candidature retenue pour la Coupe Latine Europe-Amérique par équipes et par email. Ce fut un grand choc mais aussi une grande joie pour moi car c’était mon premier grand tournoi international, et l’idée d’affronter de forts joueurs me ravissait et pour tout dire satisfaisait mon amour propre !
À l’échiquier numéro 6 où la commission de sélection avait choisi de me placer, j’allais rencontrer, entre autres, un maître international, un joueur à plus de 2400 Elo et un autre à plus de 2500 Elo, pour une moyenne à 2340 Elo.
Excès d’orgueil ou naïveté, ce niveau relevé ne m’a pas effrayé. Au contraire, après avoir essuyé quelques très mauvais résultats les deux années passées, j’ai pris cette sélection pour une occasion de me racheter et de me prouver que je savais encore un peu jouer aux Echecs.
De plus, comme j’ai pu m’en apercevoir durant ces années, quand on rate un objectif dans le jeu par correspondance, il faut souvent des mois voire des années pour avoir de nouveau l’occasion de se remettre en selle et d’atteindre cet objectif ; à plus forte raison quand on a un niveau moyen comme le mien car les sélections sont plus rares. Aussi cette opportunité de disputer un tournoi hors du commun ne devait pas être manquée. J’avais en conséquence réduit mon nombre de parties en cours, ce qui me permettait de me consacrer pleinement à cette compétition.
De plus, je jouais pour une équipe, pour un tournoi de niveau élevé, en sachant que bien d’autres joueurs auraient aimé avoir été sélectionnés à ma place, donc pas question de flancher. Il fallait relever le défi !
Enfin, il y avait la possibilité de faire une norme de maître international, fixée à 7 points sur 10. En toute modestie, obtenir cette norme n’était pas mon objectif de départ étant donné la différence de niveau avec mes adversaires. 5 points sur 10 me semblait être déjà un objectif raisonnable et honorable.
Bref, autant d’arguments qui ont forgé ma détermination et qui m’ont permis d’aborder ce tournoi avec une grande motivation.
J’ai reçu les appariemments en juin et le tournoi devait démarrer fin septembre. J’en ai donc profité pour me préparer contre chaque adversaire.
Grâce aux nombreuses bases de données, sites Web, et aussi grâce à mon capitaine d’équipe, j’ai nommé notre nouveau président Olivier Coclet (que je remercie encore et salue au passage), j’ai pu disposer d’un grand nombre de parties de mes adversaires et j’ai eu trois mois pour étudier, choisir mes ouvertures, voire adapter mon style de jeu. Etant d’ailleurs de style assez versatile, je n’ai eu aucun scrupule à choisir cinq ouvertures différentes pour jouer mes cinq parties avec les Blancs, dont trois m’étaient inconnues ! C’est d’ailleurs un des attraits du jeu par correspondance, car qui aurait osé cela à la pendule ?
Il est fort probable que mes adversaires n’ont pas pu en faire autant, car je suis un joueur inconnu à l’ICCF, ayant disputé peu de parties comptant pour le classement. D’ailleurs, je l’ai constaté quand les parties ont démarré puisqu’à une exception prêt, mes adversaires m’ont joué exactement les variantes auxquelles je m’attendais et n’ont pas cherché à éviter mes variantes préférées. Ce qui m’a bien servi, cela va sans dire.
Aujourd’hui, après 10 mois de lutte, j’ai achevé 7 parties sur 10, avec un score de 4,5 points sur 7 (+3 =3 -1), contre une moyenne Elo à 2420. Je passerai outre les détails du déroulement de ces parties, car j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir une fois le tournoi terminé, dans le cadre d’une analyse détaillée. Cependant, je dois dire quand-même que j’ai bénéficié d’un petit coup de pouce du destin, puisque après avoir obtenu deux positions très avantageuses contre mon adversaire argentin maître international (ce qui était déjà en soi un exploit), ce dernier a précipité sa défaite en tombant … au temps !
Par conséquent, je suis déjà très satisfait de ce score, qui remplit quasiment mon objectif de départ. Cependant, comme il me reste 3 parties en cours, cela me donne un nouveau rêve : La norme ! Et oui, car il est maintenant mathématiquement possible que je marque 2,5 points sur 3 (+2 =1). Évidemment, c’est quasiment impossible étant donné la situation de mes parties et le niveau de mes adversaires, mais c’est le fait que je puisse dire «quasiment impossible» et non pas «complètement impossible» qui me donne cette nouvelle motivation et ce nouvel objectif à atteindre.
Depuis que j’ai vu que par rapport à mon score courant, la possibilité de faire une norme devenait mathématiquement possible, je fais tout dans ma tête pour qu’elle soit échiquéennement possible ! C’est un rêve un peu fou, mais comme il y a une petite chance, je fonce ! De plus, comme je l’ai dit, ce n’est pas de sitôt que j’aurai de nouveau l’occasion de disputer un tournoi à normes et de me retrouver dans cette situation.
Toutes ces parties, nonobstant la rapidité donnée par l’email, prennent quand-même des jours et des jours et demandent énormément de patience et n’abnégation. Par exemple, un moment, j’ai cru que j’allais obtenir facilement ces 2,5 points sur 3, que mes aversaires allaient abandonner rapidement ou accepter la nulle. Quelle candeur ! Aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces lignes, je pense très sincèrement que je ne ferai que 1 point sur 3 (=2 -1). Entre temps je suis passé plusieurs fois de l’optimisme au pessimisme, et il se peut encore que je change d’avis d’ici à la fin du tournoi (qui sait, peut-être une heureuse surprise m’attend ?).
Mon adversaire brésilien, par ailleurs capitaine de son équipe, et classé à plus de 2400 Elo, me tient tête. Il m’a proposé deux fois nulle dans nos deux parties, et c’est moi qui ai refusé. Il aurait sans doute été plus raisonnable que j’acceptasse ses propositions, qui représentaient déjà un bon résultat pour moi, et mon refus n’est pas d’ailleurs dénué d’une part importante de risque, car à vouloir trop gagner, je peux finalement tout perdre. Mais ma motivation est trop grande et j’ai décidé de mettre le paquet. J’ai maintenant deux finales, avec un très léger avantage que j’essaie désespérément de convertir en gain.
Mon adversaire péruvien a lui en revanche un net avantage avec une qualité d’avance. Pendant plusieurs mois, j’ai réussi à fermer la position et à l’empêcher d’avoir des colonnes ouvertes pour ses deux tours, mais il a fini par trouver le moyen d’ouvrir le jeu grâce à la menace d’échanger ma propre tour, qui représente ma seule pièce active et donc mon seul espoir de salut. J’ai sauvé cette tour mais maintenant la position s’ouvre, les deux tours de mon adversaire se réveillent doucement et déjà la formation d’un pion passé me laisse très peu de chance de sauver la partie.
Bien entendu, je ne suis pas sûr du tout de l’efficacité de ma méthode, et peut-être que la ténacité réciproque de mes adversaires voudra que malgré tous mes efforts, je n’atteigne pas mon objectif. Mais le fait est que j’y aurai mis tout mon coeur et toute ma force. En conclusion, je dirais que la motivation est de mon point de vue au moins aussi importante que la qualité de jeu fournie.
Au passage je salue tous mes coéquipiers de l’équipe de France dans ce tournoi. Je leur souhaite d’avoir la même motivation que moi et d’atteindre leurs objectifs. Un petit signe d’amitié également à l’attention de mes adversaires dans ce tournoi, qui à une exception prêt se sont montrés très courtois. Cette Coupe Latine est vraiment un très beau tournoi.
J’ai été heureux de pouvoir m’exprimer et j’espère que mon témoignage pourra encourager et motiver d’autres personnes.
Pierre Le Bled